Il pleut ce 23 novembre 2013. Les rues de Toulouse en cette soirée d’hiver ont perdu leurs couleurs tendres et chaudes, pour se vitrifier de subtiles nuances de gris variés qui semblent se toiser, lutter les uns contre les autres en de silencieuses joutes. A chaque façade, recoin, fuite de murs, étendue de bitume, la ville offre ainsi dans chacun de ses plis autant de scénettes grisâtres qui semblent issues d’un barbare tournoi de valeurs éteintes donné en l’honneur de la saison froide. La pluie régulière et lente enrichit cette ambiance solennelle, d’un feutrage sonore. Plus aucun bruit ne sonne, tout devient murmure, chuintement.
Tes pas résonnent, rapides mais assourdis. Dans la rue de Montmorency, nous voyons peu de monde. Quelques dizaines de mètres plus loin, un grand africain vêtu d’un costume noir un peu désuet et élimé nous croise, ombre de plus, dans le jeu d’ombres de la rue Roland Garros quasi déserte que nous remontons en direction du boulevard de Suisse. Il te regarde et je le comprends. Tes cheveux cuivrés se sont teintés eux aussi de l’esprit de novembre. Ils semblent sombres, leur masse ondule lentement, comme un liquide lourd et dense qui serait doté d’une vie propre. Dans ce théâtre de demi-teintes tes yeux apportent une chaude lumière, un écho d’émeraude. Tu es belle. Les très hauts talons de tes petits escarpins en velours bleu de minuit allongent ta silhouette qui parait flotter quelques centimètres au dessus du bitume luisant de pluie. De hautes chaussettes de coton gris allongent tes jambes légères que révèle une petite robe très courte, marquée en Indiennes imprimées bleu glacier. Elle parait coulée sur les ondes de ton corps. Un petit manteau court bleu marine conforte l’équilibre de ta tenue.
L’homme regarde ton buste, ton visage, tes mains, tout ce qui lui apparaît de ton corps, champs ô combien privés depuis la chute de l’été. Il regarde sans les voir vraiment un étrange collier de lapis lazuli, six petits disques azur que veillent sept points de la même nuance, des boucles d’oreilles assorties, perles de ciel dans un châssis argent. Un bracelet joue la même pierre afghane qu’emprisonne un fin travail de métal modeste; il cherche à fuir ton poignet, mais reste là, feint de s’échapper comme pour jouer un rôle. Tous ces petits disques bleus dansent dans la grisaille poisseuse d’un air saturé de froid humide.
Puis, il me voit, contenu dans mon long manteau noir, marchant à tes cotés, à peine en retrait. Mes yeux surprennent les siens, en un rapide contact, acier contre acajou, question contre question. L’homme voit, approche en un rêve éclair ta profonde beauté, puis se fond dans l’oubli, pierre sombre de plus dans le bel édifice de la nuit.
Enfin, une enseigne, perdue au milieu du boulevard, parait nous attirer. Toujours sans mots dire, pénétrés de l’ambiance figée de cette saison d’attente, nous pressons encore le pas, jusqu’à renaître dans une chaude lumière accueillante. Un guichet, des néons, un tapis, une porte de bois vieille mais solide et cette odeur de cendre propre aux lieux négligés par les foules parfumées et trop bruissantes. Le cinéma Utopia. Il s’y donne toujours des films peu connus, peu courus. Un de ces paradis urbains que l’on dit « alternatif ». Un de ces espaces que seules les villes permettent, où se concentrent toutes les moelles inverses des temps présents. Je prends nos tickets pour un obscur film russe « Le soldat sans nom » (umaznyj Soldat) d’un certain Alexei GURMANOV. Ce choix, fait par défaut, nous permet en tout cas d’éviter l’inévitable, l’éternel film burkinabé ou béninois qui, immanquablement trouverait à emmieller de bonne morale douceâtre des réalités communes, réduisant à trois proverbes les mystères de la vie.
Une porte battante grince, lutte un peu sans le pouvoir vraiment et nous révèle la salle, pauvre et triste qui sent la cendre de bois blanc. Une lumière bien trop comptée exprime la pudeur du lieu, délaissé mais digne. Les rangées de sièges fatigués en faux velours rouge sombre ne sont plus que les trop nombreux témoins du drame de ceux qui ont cru que la différence séduirait les masses. Il n’y a personne. Tu montes la rampe devant moi, jusqu’à la dernière rangée de fauteuils, contre le mur noir, sous les pinceaux des projecteurs qui s’échappent de trois petites fenêtres asymétriques. C’est de ces touchantes petites meurtrières que, séance après séance, on s’échine à arroser deux ares du monde de culture, d’altérité et de choix.
Le film commence à peine nous nous sommes assis. Un choix par défaut est presque toujours mauvais. Le film est russe, la guerre est tchétchène, le héros mitraille de ses doutes un public inexistant, cela semble bien, les plans sont rapides, les scènes sont photographiques, toutes sont des œuvres d’art, le film est en couleurs, mais les souvenirs qu’il laisse sont et seront toujours en noir et blanc, c’est une œuvre! Une œuvre russe, en russe, sans sous-titrages! Le film burkinabé n’aurait certes jamais coûté que quelques poignées d’Euros à son courageux producteur, mais ses poncifs au moins auraient été intelligibles! Là le concept demeure entier, unique, nous sommes à la fois ébahis et amusés! Nous ne comprenons rien!
Un grincement, la porte. Une ombre, une dame. Le public. Elle non plus ne savait pas? Ou peut être savait elle? Elle est russe c’est certain. La quarantaine, vêtue sans goût, plutôt terne, mais bien faite, elle aurait pu plaire si elle l’avait seulement tenté. Blonde, les traits volontaires, un peu trop durs, et ses yeux, deux foyers qui irradient de bleu métallique. Son regard à la fois froid et inquiet parcours la salle sombre, erratique et indécis, comme un oiseau ébloui. Elle traverse le faisceau de culture, disparaît dans la nuit, fait grincer un fauteuil, tu prend ma main. Je te regarde, il fait sombre. Alexeï décrit une guerre sans beaucoup de lumière, et pour nous c’est une guerre très russe! Tes traits fins et doux se révèlent discrètement, tu aimes l’éclair de mes yeux, tes lèvres se rapprochent des miennes, mes lèvres te cherchent. Ta langue contre la mienne, je l’aspire, elle vit dans ma bouche, souple et nerveuse, presque fraîche. Des ordres russes tombent à plat, des bruits sourds, une bombe stupide, un avion qui hurle, des enfants qui font de même. Des harangues chantantes servent des espoirs tchétchènes, des ordres aboyés, des silences et le vide perdu des beaux yeux clairs du héros de l’histoire traduisent des doutes russes. Ma main passe sur ta joue, je suçote ta langue comme si je craignais de la perdre. Le film, seul parmi les seuls, justifie les fascismes des pauvres, assassine les fascismes des autres, aucun riche n’est là, mais tout continue en russe. La dame, le reste du public? Où est elle? Dans la nuit, elle n’est pas, et ma main passe sur ton épaule, descend sur ton sein droit, ma peau est pâle, et éclaire par reflet les indiennes de ta robe.
La Musique se fait lourde. Un commandant meurt! Les Russes? Ou les partisans? Peu importe, un homme. Il est beau, une fine barbe cerne un visage, pâle, pur et ordonné. Il saigne, il va mourir mais reste digne, presque christique. Une lumière d’au delà éclaire ses seuls yeux, Alexeï est bon, il donne l’émotion et nous guide dans ses champs comme l’aurait fait un Bergman. Ma main décroche sur ton flanc, descend sur ta hanche, mes doigts furètent et cherchent, ne trouvent rien sous les indiennes. Le commandant est mort, la musique se tait, et la guerre reprend, elle qui s’était tue un instant comme par respect du passage de l’homme vers la mort. Elle au moins est compréhensible. Elle n’est donc pas seulement russe? Elle parle le langage qui est resté commun de Jéricho à Coventry, de Stalingrad à Manille, de Sedan au Jütland; des choses explosent et on gémit, tu gémis toi même, quand ma main remonte entre tes jambes. Mes doigts trouvent ce que je sais déjà. Tu n’as rien sous ta robe, mon index rencontre un duvet, mon majeur touche une source chaude, tu te tends, tu regardes, tu scrutes la nuit alentour, la dame semble s’y être fondue, il n’y a personne! Que ces hommes qui courent, s’appellent et crient, tous ont les mêmes armes autant les blonds que les barbus, tous font de même, s’agitent et courent comme des enfants, grimacent et crient comme des singes, se taisent et regardent comme des misérables. Tu aurais voulu crier aussi quand mes doigts ont exploré tes chairs, tu te serais tue en me voyant les porter à ma bouche, à mon nez. Ta main aussi vit sous ma chemise, rampe sur mon torse me pince et me caresse.
La guerre entre dans la nuit, des hommes crient comme des Russes, se cachent comme des hommes, se terrent dans des caves, serrant des armes brillantes qui jurent dans un décors de ruines, de barbes et de tenues sales. Tu es saisie! Tu te tends, mes doigts entrent en toi, les tiens défont ma ceinture, m’effleurent, je t’aime tant, tu m’aimes tant. Je remonte ta robe, elle est courte, un demi geste suffit tu regardes et cherches. La dame? Le… les projectionnistes ? Quelqu’un qui pourrait voir? Je tombe à genoux. La sentinelle aussi, un poignard en plein cœur, des gens crient en russe, courent en uniformes, des « bons » semblent vociférer des vérités, des « mauvais » hurlent des abjections, tous sont forts, véloces, agressifs et virils, c’est un maelström d’humanité pauvre et vile qui s’agite et l’on imagine une forte odeur de poudre, de corps mal lavés et de feu. Alexeï illumine les « bons », assombrit les « mauvais », moi je ferme les yeux, mon nez contre tes chairs, ma bouche cherchant la source de ton corps, ma langue te visite, t’affole, et toi qui mord ta main, lève une jambe, étouffe un cri, t’enfonce dans le velours du fauteuil.
Les Russes crient, les tchétchènes appellent, on ne comprend toujours rien, mais les plus barbus, les plus pauvres aussi, semblent prendre l’avantage sur d’autres pauvres mieux rasés. Les Russes doutent toujours, un méchant colonel les cornaque, froid et propre au milieu de la déchéance. Un homme blessé cherche de l’air, ses yeux sont fous et perdus, tu halètes, cherches de l’air aussi, tu me regardes, mes yeux sont très clairs dans l’obscurité, et ils te fixent, tu chavires, l’homme meurt, la musique se fait solennelle, elle nous emporte, j’aime ton odeur, je me perds à mon tour dans ton être, un blindé est en feu, des yeux pâles se ferment sur un visage sali quand un hirsute rit dans une barbe sale et moi je brûle aux secrets de ton corps, la dame sourit, la guerre retrouve le jour et la salle s’éclaire un peu, elle est là, elle aussi au dernier rang tout près de nous, et nous regarde, sa jupe est relevée sa main entre ses jambes, ses lèvres s’avancent, ses yeux semblent me dire « continue, ne dis rien, s’il te plait », elle me suggère cela en russe, c’est certain mais toi, tu ne l’as pas vue. Le méchant colonel est acculé, il se terre et tout est assurément perdu, il sort son pistolet, un gros Macarov noir et brillant, il a le regard fou, la guerre se tait, lui laisse la place, plus rien n’explose, aucun barbu ne hurle plus car il va parler, en russe! Alexeï, que fais-tu là? C’est caricatural, le reste semblait bien, mais là tu vas trop vite, et toi ton odeur m’affole, tu es ruisselante, les yeux fermés, mordant la paume de ta main, le regard fou, la dame aussi se tend, l’oeil vague, les traits saisis en un désir torride et sauvage. Je me redresse, presse mon sexe à l’entrée du tien, ton plaisir crée une résistance perdue, j’entre en toi d’un coup, une détonation claque, le colonel est mort, les barbus courent à nouveau, des yeux pâles pleins de doutes, passent un mur effondré, tous s’appellent, s’invectivent en russe et la dame pousse un petit cri étouffé mouillé, mord à son tour son index replié, comme pour ne surtout rien dire. Je te fais l’amour, fort et rapide, les gens qui doutent courent, les barbus les manquent, ils emportent avec eux le témoignage que tous les hommes aux yeux pâles ne sont pas de méchants colonels, Alexeï est pacifiste, mais reste russe. La dame s’agite, se contient aussi, regarde toujours, ne perd rien et toi tu ne vois plus rien, tes chairs se tendent, leur contact achève de m’embraser, tous deux nous rejoignons dans une explosion de plaisir, la salle s’éclaire de flammes, le fortin ou les ruines russes s’effondrent dans une déflagration de fin de monde, les barbus criaillent, les yeux pâles comprennent et fleurissent de compassion terrifiée, la dame se fige dans un ultime spasme, la musique grandiloquente et symphonique couvre nos gémissements, elle porte ses doigts à sa bouche et goûte son plaisir, moi je t’effleure et te fais goûter le tien.
Moscou, Quartier général de l’armée, des officiers très décoratifs et apprêtés parlent à des yeux pâles fatigués et éteints, leur force leur donne le droit et la raison, tout est en russe mais Alexeï semble dénoncer quelque chose, nous reprenons notre souffle, tu es à demi nue, jambes ouvertes le bustier baissé qui laisse échapper tes seins, la dame referme sa robe, se redresse, comme pour rattraper une dignité commune qui se serait mise à voleter au dessus d’elle. Elle semble se replonger dans le film, elle comprend un général, un colonel aussi, elle comprend le russe. Je me rajuste tant bien que mal, toi aussi. Les yeux pâles ont peur, le soldat est malmené dans une cave par un autre soldat. Il est attaché sur une chaise, tente d’éviter des coups et nous, nous nous tortillons dans nos fauteuils pour nous rhabiller, comme s’il était important de ne pas être vus, maintenant que la folie s’est fatiguée. Je t’embrasse, tu sens ton odeur sur mes lèvres, on se sent bien, Alexeï a trouvé comment sortir les yeux pâles de la mauvaise passe dans laquelle il l’avait plongé, il lui permet enfin d’étreindre une russe blonde et charmante, tout semble finir au mieux, il est temps de relancer la musique, la dame se lève et fuit timidement. Je me lève aussi, te tends la main, tu te jettes dans mes bras et m’embrasse. Une fois dehors, le froid nous englobe à nouveau, la pluie nous accompagne, l’homme en noir n’est plus là, plus personne n’est dehors, je te serre contre moi, nous avons hâte de rentrer et pensons à ces yeux pâles, à ces appels en russe, et aux mystères de nos corps. Je pense à la dame russe. Après une fois couché contre toi, je te raconterais, je te dirais qu’elle a vu et te referais l’amour, juste toi et moi, juste toi pour moi et moi pour toi.
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